Vers des territoires culturels engagés ? Quelques balises pour de nouvelles dynamiques
Photo : Graff de David Selor, Bordeaux, 2020 © François Pouthier
De la France des Trente Glorieuses à « aménager » aux lois de réforme, le territoire est devenu quelque chose d’infiniment précieux. La notion est au cœur des débats, des intentions, des déclarations. Difficile d'y échapper dans le discours d'un élu ou dans celle d'un acteur culturel de terrain public comme privé. Les territoires sont érigés au centre de l’action publique et non plus périphériques ou aux marges. Dans ce monde en mouvement, l’ambition ne peut plus seulement se limiter à assigner, c’est-à-dire délimiter ou déterminer des dispositifs ou des équipements culturels. C’est donc à une démarche de l’obliquité que ces territoires culturels engagés nous obligent. À l’inverse d’une réconciliation peut-être insoluble entre démocratisation et démocratie culturelles, entre offre et demande, entre culture « légitime » et « relative », leurs inters relèvent plus d’un cheminement que d’un programme comme le rappelle Éric Fourreau. Quelques balises, toutefois, peuvent se révéler nécessaires pour mieux les co-produire.
Les inters : une nouvelle éthique de la coopération
Les politiques françaises se sont construites par segments. Et la culture n’en est pas exempte ; elle s’est progressivement structurée et professionnalisée jusqu’à se décomposer en « filières » qui rencontrent des difficultés à échanger entre elles. Plus que le mot de transversalité, il convient alors de donner corps à celui d’inter-sectorialité par la prise en compte des usages culturels dans l’ensemble des politiques territoriales, au-delà des seuls « tuyaux » de l’aménagement équipementier. Comme le démontrent Astrid Cathala et Violaine Bérot, l’inter-sectorialité demande au préalable, à la différence de la transversalité, de bien reconnaître la spécificité de chaque politique sectorielle. C’est dans leur intersection qu’une plus-value peut naitre, en fournissant un cadre d’expression qui permet l’inclusion, l’affirmation et l’appartenance à une communauté. L’inter-secteur est donc aussi une interprofession pour reprendre les termes de Delphine Henry. Cette inter-professionnalité demande d’entrer en dialogue avec d’autres mondes sociaux, d’autres réalités institutionnelles, d’autres représentations territoriales. Elle oblige élus comme techniciens à « déplacer leurs bornes », sortir des rites et des normes de leurs schémas socio-professionnels pour définir une grammaire et un lexique communs, ce qui n’est pas sans interroger leurs référentiels
États généraux de la Région Centre-Val de Loire, Châteauroux, 2017 © François Pouthier
Mais l’organisation territoriale française est complexe. L’efficacité de l’action publique passe par le prisme à circuler dans et entre nos collectivités et renvoie inévitablement à la nécessité d’une coopération publique entre collectivités : d’une part, il devient essentiel de mieux articuler des dispositifs par trop fragmentés ; d’autre part, elle oblige une relation non plus subordonnée mais équivalente. Cette inter-collectivité demande à construire des complémentarités collaboratives, dans un rapport hétérarchique et non hiérarchique. Si l’intérêt général doit reposer sur cette coopération active entre collectivités afin d’éviter fragmentation ou juxtaposition, elle doit également laisser la place à une coopération de terrain afin de mobiliser les énergies des organismes privés présents. Voilà qui engage à reconnaître et se reconnaître dans une inter-collégialité où chacun/chacune revêt les habits du médiateur ; voilà qui astreint à investir et s’investir dans de nouvelles formes de gouvernance localisée.
Nos territoires sont habités. Leurs habitants et résidents, anciens ou récents, ont un(des) patrimoine(s) culturel(s). La biodiversité à laquelle nombre de territoires sont aujourd’hui attachés fait face à de nombreux enjeux : le changement climatique, la gestion des ressources, la préservation de la nature. Elle ne peut faire fi de la diversité culturelle : celle des langues, des cultures, des usages. La diversité culturelle, environnementale et sociale insiste en premier lieu sur la préservation ; la notion d’interculturalité met l’accent sur les rencontres des cultures comme processus favorisant compréhension, ouverture à l’altérité, celle des autres comme la sienne propre. La coopération des acteurs, publics comme privés, culturels comme sociaux, éducatifs, socio-éducatifs, socio-culturels, permet certes de mieux identifier les responsabilités et d’assembler les ressources et les énergies. Mais elle ne suffit pas à incarner un territoire. Le respect des droits humains et l’accès à des ressources culturelles plus larges que les seuls champs de l’art, deviennent alors essentiels pour que toute personne vise son émancipation comme partie prenante de son propre développement et, collectivement, puisse « faire humanité ensemble ».
Bien peu de territoires se saisissent encore des droits culturels et du dialogue interculturel qui peut en découler. Ils sont impactés par un socio-système culturel qui les oblige à prendre en compte les environnements dans lesquels ils évoluent et les partenaires avec lesquels ils construisent. Le référentiel des droits culturels auquel ils pourraient se référer n’y est pas injonctif. Mais, compte tenu de leur capacité de jouer dans les « interstices » en faisant preuve de ruse parfois, de braconnage souvent, les territoires culturels engagés sont en mesure de construire une nouvelle éthique de la responsabilité et de la coopération qui dépasse celle de la seule conviction.
Graff de David Selor, Bordeaux, 2020 © François Pouthier
* Voir Edouard Glissant (2001), Le Discours antillais, Paris : Gallimard.
** Emmanuelle Bonerandi & Camille Hochedez (2007), « Des machines, des vaches et des hommes : projets culturels, acteurs et territoires dans un espace rural en crise : la Thiérache », in NOROIS, Patrimoine, culture et construction identitaire dans les territoires ruraux, Revue géographique des Universités de l’Ouest, Rennes : PUR N°204. pp. 25–37.
*** Le terme renvoie aux connaissances acquises dans et par les relations sociales. Il met en évidence l’influence positive des interactions sociales dans l’apprentissage, y compris dans les divergences voire les conflits.
Une boussole pour se transformer sans se perdre*
Un territoire culturel engagé, s’il demande des mesures – diagnostic partagé, construction de cadre, participation, production, évaluation –, n’est pas un dispositif, et encore moins une « doxa » qui s’appliquerait de manière uniforme et standardisée. Il est « situé » et fondé sur un consensus économique et social, élaboré avec les ressources du territoire dans une « responsabilité partagée ». C’est un lieu d'exercice d'un ou plusieurs pouvoirs qui s’emboîtent et qui, à l’idéal, coopèrent pour former un système de ressources localisées – politiques, économiques, sociales, culturelles – qui articule des lieux physiques comme virtuels et produisent, comme le souligne Florian Olivères, un aménagement de leurs espaces.
Ces territoires demandent ainsi à inventer d’autres formes de gouvernance. Si le terme présente une grande variété de définitions, son point commun est d’insister sur la coopération des acteurs de la sphère publique avec ceux de la sphère privée. La gouvernance territoriale ne peut donc résulter que d’une négociation, d’un dialogue permanent entre élus, acteurs et personnes qui habitent le territoire. D’où la nécessité de constituer une « scène territoriale de dialogue ». C’est ce que la loi d’Orientation pour l’Aménagement et le Développement Durable du Territoire (1999) avait bien ressenti en plaçant au cœur de la constitution des Pays, l’écriture d’une charte d’association et de coopération, donnant plus de place aux initiatives locales et à la participation des « forces vives ».
Le territoire, c’est le passage de normes verticales à l’assemblage inter-sectoriel d’intérêts sociaux, économiques, environnementaux. Voilà qui demande à articuler des politiques construites en silos ; voilà également qui oblige à établir des diagnostics, si ce n’est participatifs, tout du moins partagés avec les habitants ou a minima avec leurs représentants associatifs ; voilà enfin qui demande à s’inscrire dans le temps. Car pour reconnaître le territoire, il convient de se l’approprier, d’autant plus quand sa délimitation ne cesse d’évoluer. Un sentiment d’appartenance peut ainsi se construire. Cette sémantique n’est pas sans créer de confusion car il ne s’agit pas d’un « retour » impossible à des « savoir-faire ancestraux » mais plutôt d’une projection dans des cultures contemporaines, métissées et contextualisées. Basé sur un héritage construit et mémorisé que les « gens d’ici, ceux qui arrivent, ceux qui sont partis comme ceux qui sont restés »** sont en mesure de saisir, de reconnaître et d’alimenter, il relève tout autant d’une dimension mémorielle que d’une dimension socio-cognitive***. Et ce « carottage » se réalise mieux « par le bas » que par une construction identitaire réifiée par le haut.
Facilitation de Tania Castelneau, La Fabrique territoriale de l'éducation artistique et culturelle
en Nouvelle-Aquitaine, Angoulême, 2018 © François Pouthier
**** Philippe Teillet, dans le cadre de la démarche « Vers des Projets Culturels de Territoires » initiée par la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes avec le soutien de l’Observatoire des Politiques Culturelles. Cette démarche accompagne les établissements Publics de Coopération Intercommunale et Auvergne-Rhône-Alpes dans la transformation de leurs Contrats territoriaux d’éducation artistique et culturelle (CTEAC) et leurs Contrats Territoires Lecture (CTL) en Projets de Territoires Culturels.
Le territoire se met ainsi en récit. Ce récit est tout autant le résultat d’expériences individuelles et collectives que d’un discours collectif approprié. S’il puise dans un passé, le récit s’écrit au présent, avec le risque du « story telling », soit une mise en récit persuasive, sans rationalité, mais avec des procédés affectifs, communicationnels et rhétoriques qui suscitent émotion et adhésion.
Enfin, le temps de la conception comme de la (co)construction du projet de territoires culturels**** n’est pas linéaire.
Il repose sur la capacité à agir des acteurs. Il ne découle pas d’une méthodologie analytique mais d’une approche systémique. Il le doit à l’héritage récursif de la coopération : plus les territoires co-construisent des projets, plus ils acquièrent de connaissances qui laissent des traces, plus ils co-construisent. Ce temps est fait d’allers et retours incessants, temps sans fin circulaire où la rétro-innovation est plus « productive » que la croissance. Les améliorations permanentes et constantes du projet, sa résilience, se cachent dans le « déjà là » et dans le « faire ». L’enjeu est alors de se régénérer en continu pour ne pas déboucher sur un mélange uniformisant ou standardisé mais sur des recompositions respectives des postures culturelles, susceptibles de réviser leurs systèmes de références et d’agir en communs. Cette hybridation, dans une autre réciprocité de relations, engage les territoires culturels à passer de la différenciation à la diversité et d'une entité statique à un processus dynamique de développement territorial.
François Pouthier © DR |